Q : Puisque le corps n'est que projections, qui fait les projections ?
ÉRIC BARET : Quand il pleut, qui pleut ? Ce n'est pas parce que la sémantique donne un sentiment de personnalisation que ça existe. Vous constatez qu'il y a projection, mais il n'y a pas quelqu'un qui projette.
Q : Il y a bien quelqu'un qui dit "projections" ?
É.B. : Mais pourquoi voulez-vous qu'il y ait quelqu'un ? C'est une forme de représentation. Votre coeur bat, vous ne dites pas "je bats, je bats, je bats"... Ça bat. Si je vous demande qui bat ? Vous n'allez pas dire "je bats". Le coeur bat. Quand vous marchez, vous ne dites pas "je marche, je marche, je marche"... Ça marche. Et quand vous pensez, vous ne dites pas "je pense, je pense, je pense"... Ça pense tout seul. Vous êtes pensée, vous ne pensez pas, il n'y a pas de penseur. Le penseur est une pensée. C'est pas parce qu'il y a pensée qu'il y a un penseur, c'est pas parce qu'il y a marche qu'il y a un marcheur, c'est pas parce que le coeur bat qu'il y a un batteur. Vous ne dites pas "je circule, je circule, je circule"... Il y a circulation dans le corps.
Pourquoi vouloir s'approprier les choses ? C'est la sémantique qui nous oblige à dire "je", c'est une manière de parler mais il ne faut pas le prendre au sérieux. Quand vous dîtes "je pense" vous ne croyez quand même pas penser personnellement, il n'y a personne qui pense, vous ne pensez rien du tout. Ce sont toutes les informations qui ont été enregistrées dans votre cerveau qui font que vous pensez ça mais ce n'est pas personnel. Il n'y a rien de personnel. Il n'y a jamais rien eu de personnel. Il n'y a rien de personnel dans votre corps, votre foie, votre rate, votre pancréas, votre cerveau. Il n'y a rien de personnel. Regardez tous les albums photos de votre famille, on va retrouver les mêmes schémas, les mêmes pathologies, les mêmes capacités, etc. Ce n'est pas personnel.
Dans le jeu, c'est une manière de parler conviviale, pourquoi pas. Dire "je suis John" c'est complètement imaginaire, il n'y a pas de John. C'est une manière de parler culturelle. La personnalisation est une chose culturelle. En Occident, elle vient avec la décadence de la Renaissance. La plupart des musiques écrites pendant le Moyen-Âge ne sont pas signées. La plupart des vitraux ne sont pas signés. Et un moment donné la décadence et l'humanisme arrivent et alors les artistes se croient obligés de s'approprier leurs œuvres et signent leurs œuvres. Mais avant, les premières musiques occidentales n'étaient pas signées parce que justement elles sont passées à travers quelqu'un qui ne se prenait pas pour l'auteur. Très souvent les peintres n'aiment pas signer leurs tableaux, ils les signent parce qu'il faut les vendre, il faut bien vivre, mais ils n'en ont pas envie. Ils savent très bien que ça ne vient pas d'eux, ils sont le canal.
La personnalisation c'est une denrée culturelle, ce n'est pas une réalité objective. Plus je vis coupé de la réalité et plus je me situe dans cet imaginaire. À ce moment-là je me prends pour une personne, je vais défendre cette personne, je vais affirmer cette personne, je veux avoir raison, je veux être reconnu, je veux être aimé, je veux être respecté, je veux être compris... Et ensuite le psychologue arrive.
Mais si vous réalisez qu'il n'y a pas une personne, que c'est une représentation, votre carte de visite est vierge. C'est sur l'instant qu'elle se remplit : si le feu prend chez-vous, vous devenez pompier, quand le feu est éteint le pompier s'éteint également. Quand il faut arroser une plante vous devenez arroseur, quand la plante est arrosée il n'y a plus d'arroseur. Ce que vous êtes apparaît sur l'instant et disparaît sur l'instant. Votre fils entre dans la pièce et le père apparaît, le fils sort et le père disparaît. On n'est pas un père, on n'est pas un fils, on n'est pas une mère, c'est la situation qui nous donne nos caractéristiques. Il n'y a pas à se prendre pour quoi que ce soit, vous n'êtes ni une personne, ni un père, ni une mère, ni un enfant, ni un amant... C'est la situation qui nous crée comme ça.
Pour un animal sauvage je suis une proie, pour un moustique que j'écrase je suis un monstre : c'est l'environnement qui me définit. Qu'est-ce que je suis vraiment ? Pour le moustique, je suis un monstre, pour l'animal qui a faim, je suis une bénédiction. Pour celui qui est plus intelligent que moi, je suis idiot, pour celui qui est plus bête que moi, je suis intelligent. Et qu'est-ce que je suis s'il n'y a personne à côté de moi, ni d'intelligent ni de bête ? S'il n'y a pas un animal qui a faim, s'il n'y a pas un moustique qu'on écrase ? On n'est rien du tout.
C'est la situation qui me définit. La situation s'arrête, la définition s'arrête. Pour la personne, c'est un espace vide dans lequel toutes les caractéristiques apparaissent. Parfois la stupidité apparaît, parfois l'intelligence apparaît, mais ce n'est pas parce que la stupidité apparaît à un moment que je me sens stupide, ce n'est pas parce que l'intelligence apparaît que je me sens intelligent. C'est sur l'instant. L'instant d'après je serai le contraire. Parfois la lâcheté apparaît, parfois le courage apparaît ; je ne suis pas lâche, je ne suis pas courageux. Je suis l'espace dans lequel je vois parfois des moments de lâcheté, des moments de courage, des moments d'affirmation, des moments d'ouverture, des moments de peur, des moments de fabrication.
Mais je ne suis rien du tout.
S'imaginer être quelqu'un ou quelque chose
c'est complètement un imaginaire.
C'est une peur.
Ce n'est pas parce que vous avez un passeport français que vous êtes Français. Le passeport est français. Vous vivez cinq ans aux États-Unis et vous avez un passeport américain, vous n'êtes pas obligé de vous imaginer Américain. Le passeport peut changer mais vous vous ne changez pas. Alors quelle est votre nationalité ? Vous n'avez pas de nationalité, c'est le passeport qui a une nationalité. C'est la peur qui crée cette forme d'appropriation. Mais c'est respectable, celui qui croit à la personne doit vivre son expérience. Comme celui qui croit en
Dieu, celui qui croit à la démocratie... Il y a des tas de gens qui croient des choses. Il faut respecter ces choses-là.
Donc, ici on ne vous demande pas de remettre en question vos convictions. Il faut les respecter, les explorer au maximum, et en explorant ses convictions, celui qui croit au Père Noël va explorer le Père Noël et puis un jour il va peut-être changer d'avis. Mais ce n'est que son exploration qui va le faire changer d'avis. Si quelqu'un lui dit "Mais il n'y a pas de Père Noël !", c'est une forme de violence. Il faut explorer.
Dans l'approche tantrique, on ne vous demande jamais de changer quoi que ce soit, on ne vous demande pas de devenir quoi que ce soit. On vous demande d'explorer honnêtement votre fonctionnement, vos croyances. Vous croyez en
Dieu c'est super, vous ne croyez pas en
Dieu c'est super. Vous croyez à la personne c'est super, vous ne croyez pas à la personne c'est super. C'est des croyances dans tous les cas, ça n'a pas d'importance. C'est bidon ce qu'on croit, c'est tellement à la surface des choses. Ce que vous croyez, c'est rien. La pensée est tout-à-fait superficielle.
Donc, ne rien changer à ses croyances mais les explorer intensément et un moment donné vous allez voir, il y a peu de croyances qui vont rester. La croyance à la personne est quelque chose qui part très vite quand on l'explore. Et tant qu'on a cette conviction : "je suis quelqu'un", "je suis John", ce n'est pas un problème, même quand vous le croyez, c'est bien pour cela que ça existe, il n'y a pas de problème.
Donc, c'est facile, ici on ne demande rien, c'est une approche sans demande. Tout ce que vous faites est juste, est beau. Explorez-le intensément, regardez votre fonctionnement amoureusement. Pourquoi amoureusement ? Parce que vous n'avez rien d'autre à vous mettre sous la main et vous n'aurez jamais rien d'autre jusqu'à votre mort. Et quand vous serez sur votre lit de mort, vous n'aurez toujours rien d'autre que votre fonctionnement à observer.
Et quand on observe ce fonctionnement, il y a des constatations qui se font et parfois, des convictions qu'on avait profondément ancrées en nous sont remises en question. Mais elles doivent l'être par l'expérience, par l'évidence ; pas par la croyance, pas parce qu'on vous dit que ça n'existe pas, on s'en fout ce qu'on vous dit. Il ne faut jamais croire ce qu'on vous dit. Moi je ne crois jamais ce qu'on me dit, ça ne m'intéresse pas ce qu'on me dit. Ce qui m'intéresse, c'est quelle est mon expérience. J'écoute ce qu'on me dit, et je vois comment ça résonne, mais à la fin il n'y a que l'expérience.
Et si on prend la tradition indienne, l'expérience doit être corroborée par deux éléments : corroborée par quelqu'un qui a vécu cette même chose, et corroborée dans les textes. Si quelque chose n'est pas dans les textes et pas corroboré par celui qui l'a vécue, si je ne l'ai pas vécue moi-même, on considère que l'expérience n'est pas totale. Mais on n'est pas obligé de s'approprier la tradition indienne.